Pärt Verspielgelungen Sepashvili Tchumburidze Rossbacher Sidamonidze - GRAM99260

La façon dont on considère, et donc dont on écoute la musique d'Arvo Pärt me paraît subir, grâce à cet enregistrement décisif, une révolution proprement deleuzienne. Ceci contre l'idéologie dont le compositeur s'est lui-même plus ou moins fait le chantre : et si le spiritualisme, les qualités spirituelles, le poids métaphysique qu'on prête en général à l'œuvre de Pärt n'étaient après tout que des oripeaux, des attributs extérieurs, contingents ? Des balivernes, qui masquent ce qu'elle est véritablement : une expérimentation patiente d'où naît l'expérience matérielle, sonore et totalement physique de ce qu'est la répétition comme productrice de différEnce et de différAnce au sens que donne Derrida à ce mot. L'enchaînement des pièces de Pärt, tel qu'il est construit dans ce CD met en effet l'accent sur la métaphore fondamentalement visuelle qui commande quelque part le travail sonore de la composition, et partant, le travail de l'audition qu'elle appelle. Le miroir se reflétant dans le miroir (Spiegel im Spiegel) ne dit pas l'infini ou l'infinitude des reflets, mais le décalage et la différence toujours-déjà structurellement induits et générés par ceux-ci. La succession des 3 versions de Spiegel im Spiegel où violon, alto, violoncelle sont substitués dans cet ordre l'un à l'autre, le renversement symétrique de cet ordre de succession dans les 3 versions de Fratres qui suivent, ainsi que l'encadrement de ces deux œuvres par les versions telles qu'elles ont été publiées de Für Alina (plage 1) et Variations pour la guérison d'Arinuschka (dernière plage) constituent un dispositif proprement expérimental. Le titre de cette dernière plage du CD ne dit-il pas, là encore par métaphore (car qu'est la variation sinon une production réglée de différences ?) quelque chose sur le pouvoir proprement physique et non métaphysique de la musique ? Le lien entre les œuvres se trouve ici structurellement renforcé, tandis que leur capacité à différer insensiblement est comme acoustiquement démontrée à l'oreille : la différence de timbre, inscrite entre les instruments dans le temps de l'audition, engendre des paliers d'intensité, des micro-diversités de couleurs, d'attaques, d'épaisseur de trait, de rythmes, de sensations. Une autre version de Fratres, conçue en bloc pour quatuor à cordes et interprétée par le quatuor Schumann, offre une autre constellation de points lumineux. Du même coup la caractérisation cette fois proprement acoustique que donne le compositeur à ces différentes pièces, illustrations à des dates différentes de son style « tintinnabuli » — évocation de la légèreté et de la diaphanéité de clochettes — prend alors tout son sens, et est à l'audition ce que les miroirs dans les miroirs sont à la vue. Réfraction, kaléidoscopie, magie. Il y a dans un roman de l'écrivain néerlandais Frans Kellendonk un jardin où des miroirs déformants produisent des sons... Non, la musique de Pärt n'est décidément ni minimaliste, ni pleine d'une spiritualité banale et convenue. C'est ce que fait prodigieusement sentir un disque subtil comme celui-ci. (Bertrand Abraham)