On ne sait rien de lui, pas même son nom exact, sauf que son œuvre était très estimée de son temps. En 2022, on a exhumé des archives du Vatican un document papal daté de 1460 qui a permis de mettre un nom sur cette œuvre : Johannes Tourout était alors clerc du diocèse de Tournai et chantre de l'empereur romain-germanique Frédérick III de Habsbourg. Son nom évoque une bourgade proche de Bruges : On suppose qu'il y est né. Son style le rattache clairement à l'école « franco-flamande » du XVème siècle. Il a très probablement vécu et oeuvré en Autriche dans les années 1460. Seule certitude : Son œuvre a largement circulé dans toute l'Europe, puisqu'on en a retrouvé des morceaux dans différents manuscrits, dont l'un est conservé à Trente (Italie du nord), un autre à Prague. C'est donc à un véritable travail d'archéologie musicale que se sont livrés Vojtèch Semerad et son ensemble tchèque Cappella Mariana, coutumiers des dossiers impossibles et fervents défenseurs de la musique vocale du XVème au XVIIème siècles. Un travail de restauration aussi : Ils ont reconstitué par exemple des chansons ou rondeaux français à partir de messe ou chants sacrés qui en sont inspirés, ou un morceau instrumental à partir d'un morceau chanté, selon la manière de l'époque. Les originaux nous sont bien sûr aussi interprétés. Le résultat est d'une grande beauté, d'un grand charme d'écoute, grâce aux talents et aux voix de l'Ensemble Cappella Mariana. Comme le souligne à juste titre la notice : « Johannes Tourout : Portrait d'un cantor impérial » est un pas supplémentaire important vers la réévaluation d'une figure fascinante et injustement oubliée de la musique européenne du XVème siècle. (Marc Galand) Tonrroutt, Thauranth, Tauront, Taurath, Torenth... si les variantes orthographiques sont légion dans les manuscrits, peu de compositeurs ont vu leur nom malmené par les scribes autant que le protagoniste du présent enregistrement. Ces variantes ont causé une grande confusion au sein de la musicologie moderne, si bien que l’identité du compositeur qui se cache derrière cette multitude de noms est longtemps restée mystérieuse. Ce n’est qu’au début des années 2000 que le voile se lève. Les musicologues Pawel Gancarczyk et Martin Staehelin identifient alors un document, daté du 3 juillet 1460, qui fait mention d’un certain Johannes Tourout, chantre de la chapelle de l’empereur Frédéric III de Habsbourg, auquel est octroyé une prébende à l’église Notre-Dame d’Anvers. À ce jour, ce document est la seule source biographique sur le compositeur en question. Il nous permet d’établir quelques maigres détails biographiques et confère une légitimité documentaire à l’orthographe « Tourout » qui est donc préférée aux estropiements tardifs des scribes qui ne pouvaient pas connaître le compositeur. Cette source suggère également que le lieu de naissance du compositeur est probablement la ville de Torhout, dans le diocèse de Tournai. Johannes Tourout est donc d’origine flamande. Comme beaucoup de ses compatriotes, il met à profit l’éducation musicale qu’il a obtenue en Flandres pour trouver un emploi dans une noble cour, dans son cas celle de l’empereur Frédéric III de Habsbourg. Tourout devait donc se trouver en Autriche vers 1460, se déplaçant avec la cour entre Vienne, Wiener Neustadt et Graz. Notons que ceci n’est pas en contradiction avec l’octroi d’un bénéfice à Anvers : la prébende était une forme de revenu provenant de biens ecclésiastiques et n’impliquait pas une résidence. Comme son nom n’apparaît pas dans les archives impériales conservées à partir de la mi-1466, nous en déduisons que Tourout est décédé ou qu’il a trouvé un emploi ailleurs. Heureusement pour nous, plus d’œuvres que de références biographiques de Johannes Tourout ont survécu dans les sources de l’époque. À quelques exceptions près, ces compositions se trouvent dans des manuscrits d’Europe centrale, comme on pouvait s’y attendre vu l’activité de Tourout à la cour impériale. Il s’agit des codices de Trente et de manuscrits de Bohème comme les Codex Speciálník et Strahov. Le style de composition de Tourout trahit sa formation flamande. À la lumière de la facture stupéfiante de ses compositions, il est surprenant que les musiciens modernes n’y aient pas prêté plus d’attention. Cappella Mariana et son directeur artistique Vojtech Semerád cherchent à combler cette lacune en proposant une sélection de compositions qui, bien que les manuscrits du 15e siècle offrent peu de certitudes en la matière, sont attribuées ou attribuables à Tourout. En proposant des messes, des motets sacrés en latin et des chansons profanes sur des textes vernaculaires, cette sélection vise à rendre compte du large éventail stylistique de la polyphonie du 15e siècle. Elle suit la taxonomie proposée par le théoricien du 15e siècle Johannes Tinctoris qui identifie précisément trois genres fondamentaux de polyphonie : le cantus magnus (le grand chant, c’est-à-dire la messe), le cantus mediocris (le chant moyen, c’est-à-dire le motet) et le cantus parvus (le petit chant, c’est-à-dire la chanson profane). Commençons par le cantus magnus avec la Messe Mon oeil. Il s’agit d’une vaste composition pour quatre voix, comprenant les cinq mouvements de l’ordinarium missae (ne sont toutefois enregistrés ici que le Kyrie, le Gloria, le Sanctus et l’Agnus Dei). La messe ne nous est parvenue qu’au travers du manuscrit Trente 89, copié à Trente dans les années 1460, c’est-à-dire à l’époque où Tourout était au service de l’empereur. Comme le montre l’arrivée précoce de cette messe à Trente, c’est grâce à la circulation de tels manuscrits, même au 15e siècle, que de petites chapelles, qui ne comptaient pas dans leur entourage des compositeurs professionnels de grand talent, avaient tout de même accès aux œuvres produites dans les centres musicaux les plus importants d’Europe. Comme le titre le suggère, la messe reprend le matériel musical de la chanson française Mon oeil d’auteur inconnu. Composer des messes à partir d’œuvres profanes était courant à l’époque. Plutôt que d’être considéré comme un sacrilège, il s’agissait d’un jeu savant et spirituel de renvois musicaux gratifiant pour les interprètes et auditeurs familiers du modèle musical et donc capables d’identifier les citations. Malheureusement, la chanson Mon oeil n’a pas été conservée. Étant donné que nous connaissons les techniques intertextuelles des compositeurs du 15e siècle, il est possible, en analysant la messe, de retracer les contours du modèle profane, de manière hypothétique mais plausible. La reconstruction proposée ici est celle du musicologue Jaap van Benthem : notez comment la messe amplifie la chanson, non seulement en longueur, mais aussi en impact sonore par l’ajout d’une quatrième voix qui descend une quarte en dessous de la voix la plus grave de la chanson. Cette amplification sonore reflète l’amplification rhétorique du profane au sacré, du cantus parvus au cantus magnus. Cet enregistrement comporte une sélection d’œuvres sur des textes latins dont O gloriosa regina mundi, un motet à trois voix sur des thèmes marials qui apparaît dans plus de dix manuscrits et était donc immensément populaire selon les normes de l’époque. O gloriosa circule surtout de manière anonyme ce qui prouve qu’à l’époque, le succès d’une composition a peu à voir avec son auteur. Dans une des sources, le Chansonnier Casanatense, O gloriosa regina mundi est attribué à « Tourant », certainement notre Johannes Tourout. Cappella Mariana propose deux versions du motet. L’une est purement vocale. L’autre est instrumentale : la vielle et la viola d’arco jouent les parties de basses ; la flûte développe et ornemente la partie aiguë. Ce choix d’interprétation est conforme à ce que nous savons de l’osmose entre la musique vocale et instrumentale au 15e siècle. Alors qu’aujourd’hui, nous imaginons les deux genres comme fondamentalement différents, à l’époque, l’exécution instrumentale de la musique vocale était courante. Ainsi, O gloriosa regina mundi apparaît également sous forme de tablature dans le Buxheimer Orgelbuch, un important recueil pour clavier. La tendance à franchir les frontières entre les genres est également évidente dans les trois exemples de musique profane proposés ici. Prenons Mais que ce fut secrètement : cette composition à trois voix apparaît dans les manuscrits de Bohème Strahov et Speciálník avec les textes sacrés latins Ave virgo gloriosa et O preclare jesu care. On pourrait donc la qualifier de motet. Jaap van Benthem argumente cependant de manière convaincante que Ave virgo gloriosa et O preclare Jesu care sont des contrafacta, des œuvres dont le texte original est remplacé par un autre texte afin d’adapter la composition à un contexte d’exécution différent. Il est probable que le texte original de Ave virgo gloriosa/O preclare Jesu care était celui d’une chanson française, remplacée en Bohême par des textes latins pour des raisons linguistiques évidentes. Afin de rendre à la composition son caractère profane, Cappella Mariana l’interprète avec le texte français Mais que ce fut secrètement, un rondeau qui convient bien à la musique, suivant l’hypothèse de « restauration » de Van Benthem. Cette méthodologie a également permis de reconstituer Adieu m’amour, adieu ma joye et Fors seulement qui n’apparaissent pas dans les sources de l’époque avec ces textes, mais présentent néanmoins des caractéristiques compatibles avec les chansons. Du point de vue de l’interprétation, il convient de noter que dans Adieu m’amour, adieu ma joye, Fors seulement et Mais que ce fut secretement, Cappella Mariana associe voix et instruments. Ces chansons sont interprétées comme des compositions solistes : l’une des parties aiguës est confiée à la voix soutenue par un accompagnement instrumental. Dans certains cas cependant, la voix est chargée alternativement de l’une ou l’autre des deux parties aiguës, sélectionna
|