Jacob Obrecht était unanimement considéré de son temps, à la fin du 15e siècle, comme le plus grand compositeur de messes polyphoniques. Ses messes, comme celles de ses contemporains, reposent sur un cantus firmus, mélodie profane ou sacrée préexistante, autour de laquelle le compositeur écrit les autres voix de la polyphonie. Cette mélodie assure l’unité de l’ensemble. Obrecht est un novateur, pour l’harmonie comme pour sa façon d’utiliser la mélodie préexistante. Parmi les 28 messes qui lui sont attribuées de façon sûre, la Missa Scaramella (d’après une chanson populaire connue ridiculisant un matamore italien) est la seule à nous être parvenue à l'état fragmentaire : seules les parties d’altus et de basse nous sont parvenues, il a fallu reconstituer les parties de superius et de tenor. C’est la tâche à laquelle s’est attelé le compositeur et musicologue Fabrice Fitch, spécialiste de la polyphonie Renaissance, avec l’aide de son collègue Philipp Weller. C’est cette version reconstituée que nous propose The Binchois Consort, ensemble consacré à la polyphonie du 15e siècle, dirigé par son fondateur Andrew Kirkman. L’album nous propose également des motets reconstitués d’Obrecht, deux versions de la chanson "Scaramella" par Josquin et Loyset Compère, des motets de Brumel et d’Agricola, et une création de Fabrice Fitch. (Marc Galand) Il arrive parfois que les polyphonies de la Renaissance nous parviennent à l’état lacunaire. Dans la plupart des cas il s’agit d’une source unique endommagée ou ayant subi des pertes. Notre enregistrement est placé sous le signe de la restitution de ces parties lacunaires, exercice passionnant mêlant le travail de détective, le jeu de Sudoku (transposé au domaine du contrepoint), et la (re)composition proprement dite. En guise de comparaison, prenons le cas d’un retable de la même époque figurant la Nativité, auquel manquerait la surface picturale autour de l’Enfant Jésus. À coup sûr, ces lacunes comporteraient la Vierge, Saint-Joseph, peut-être aussi les rois mages. De plus, l’iconographie nous renseigne sur la couleur (bleue) des habits de la Vierge, sur l’aspect de Saint-Joseph, présenté comme un homme âgé, et sur la somptuosité vestimentaire des rois mages, porteurs de dons bien définis. S’agissant de polyphonie du tournant du 16e siècle, les voix qui nous restent constituent bien entendu le point de départ, mais le genre de composition fournit des indices primordiaux: composer une messe ou un motet entraîne certains schémas structurels et formels dont les voix restantes porteront les traces. De même, la connaissance approfondie du style guidera le travail du reconstructeur, qui s’appuie ainsi sur des bases solides. S’il s’agit d’un compositeur d’envergure l’enjeu est d’autant plus grand. Suivant l’exemple de la Nativité restaurée, certains détails auraient sans doute été différents, mais on peut espérer redécouvrir (sous toute réserve) la conception sous-jacente et entrevoir l’aspect d’origine d’une œuvre de premier plan. La Missa Scaramella de Jacob Obrecht provient d’un recueil de quatre parties séparées conservé à Cracovie, dont celles du discantus (la plus haute) et du ténor (au milieu de l’ensemble) ont disparu. (Voir Fabrice Fitch: ‘Restoring Obrecht’s Missa Scaramella’, dans Early Music, 50 (2023). Une édition de l’œuvre est en préparation sous les auspices du Koninklijke Vereniging voor Nederlandse Muziekgeschiedenis.) La restitution du ténor dépend beaucoup du fait qu’il s’agit d’une messe à cantus firmus, basée sur le timbre populaire monophonique italien très connu, relatant les exploits tout relatifs d’un soldat de fortune. Cette mélodie, qui se déroule le plus souvent au ténor en valeurs longues (selon le principe de ce type de messe), s’entend clairement dans les volets extérieurs du Kyrie et à la fin du Gloria et du Credo. Mais c’est dans les sections du milieu du Credo et de l’Agnus Dei qu’elle se révèle pleinement, planant sereinement au discantus, comme libérée de sa provenance profane. À une exception près, chacune des seize sections de la messe emploie le modèle dans sa totalité (et souvent plus d’une fois), mais dans un contexte sans cesse renouvelé. De fait, chaque section constitue pour le reconstructeur un défi différent. Au premier Osanna et au premier Agnus Dei, le cantus firmus est confié à l’une des voix données, si bien que les deux voix manquantes ont dû être restituées; dans la première section du Sanctus, il a fallu créer un rétrograde au discantus (c’est-à-dire qu’arrivé à la fin du matériau musical on le reprend en sens inverse), faisant pendant au même procédé dans le bassus donné; et au ‘Pleni sunt caeli’ le timbre est donné simultanément au ténor avec son renversement à l’altus, créant avec le bassus une série d’accords statiques sur lesquels on doit créer un discantus lyrique. Mais le premier Agnus Dei est un véritable casse-tête: son discantus est fait de fragments mélodiques très courts, dont il faut répéter chacun avant de passer au suivant. Cette astuce n’est pas le seul fruit du masochisme du reconstructeur, mais provient d’Obrecht lui-même: le même procédé se retrouve aux voix données dans l’Osanna I (altus) et l’Osanna II (bassus). Ainsi, le premier Agnus Dei ne fait que prolonger la série. À la variété du traitement du cantus firmus correspond une variété semblable à l’écoute. Quoique la messe soit de taille moyenne relative à l’ensemble des messes d’Obrecht, la courte durée de la plupart des sections crée une impression de concision. Deux Kyries compacts entourent un Christe plus ample, où les trois voix graves développent le thème en modifiant ses durées, faisant place à un rythme ternaire. Le Gloria commence par une double paraphrase du thème dans les deux paires de voix, aigües et graves; puis les voix graves reprennent le thème en valeurs plus longues. Les duos prédominent dans les deux sections du Gloria, ce qui confère une certaine transparence à la trame sonore et fait contraste avec les mouvements suivants, où l’écriture est le plus souvent à quatre voix. Signalons un passage frappant du ‘Qui tollis’, où le bassus (donné) et le discantus (restitué) chantent un ostinato rythmique très lent, accompagnant l’énoncé du modèle au ténor, tandis que le l’altus se faufile avec agilité, moment de calme au sein d’un mouvement somme toute très animé. Une série de marches précède un dernier énoncé du Scaramella en guise de conclusion. Si les sections du Gloria se ressemblent, celles du Credo sont nettement plus contrastées. La première rappelle les messes à cantus firmus segmenté d’Obrecht, le modèle étant traité en valeurs très longues alternant des durées ternaires et binaires, les autres voix tissant un contrepoint dense et enchevêtré. La deuxième constitue le centre de l’œuvre, liturgiquement et théologiquement aussi bien que formellement. Comme nous l’avons signalé, le cantus firmus est confié pour la première fois au discantus, comme une sorte d’épiphanie. Ici les trois voix inférieures jouent beaucoup sur des accords en faux-bourdon (sixtes parallèles) qui ponctuent la section entière. Dans la dernière section, le ténor présente à nouveau le cantus firmus en alternant mouvement binaire et hémiole (rythme de trois contre deux). Le tissu contrapuntique y est plus calme jusqu’à l’ultime énoncé du modèle, plus animé. Les cinq sections du Sanctus sont encore plus variées: la première, assez sobre, rappelle la section correspondante de la Missa Fortuna desperata, les deux Osannas enlevés et contrapuntiquement denses, le ‘Pleni sunt caeli’ contemplatif. Au Benedictus, le discantus restitué se meut en dixièmes parallèles avec le bassus donné, une procédure usuelle (pour ne pas dire un tic stylistique) qui parait cependant incontournable. C’est loin d’être le cas de la cadence finale du ‘Pleni’, qui met en scène une fausse relation tonitruante entre les voix extrêmes; mais là encore, il semblerait qu’Obrecht ait fait de sorte qu’on ne puisse l’éviter. Les trois sections de l’Agnus Dei renvoient aux formes plus simples du Kyrie, mais le contrepoint y est plus concentré. Pour le dernier Agnus Dei, le cantus firmus est donné en valeurs courtes à chaque voix tour à tour, un procédé tout obrechtien dans l’esprit, quoiqu’il ne se trouve nulle part ailleurs dans les messes que l’on conserve de lui. Elle fait pendant aux sections précédentes, qui présentent le modèle dans chaque voix allant de bas en haut (au bassus dans l’Osanna I, au ténor dans l’Osanna II, à l’altus dans l’Agnus Dei I, et au discantus dans l’Agnus Dei II). Tout compte fait, il nous semble que si l’œuvre nous était parvenue au complet, elle figurerait à coup sûr parmi les œuvres les plus abouties d’Obrecht. Puisse cet enregistrement étayer notre hypothèse, tant que faire se peut. Le sentiment qu’exprime le motet Mater Patris est tout différent de celui de la messe. L’œuvre se trouve dans le recueil Motetti a cinque de Petrucci, paru en 1508, auquel manque la partie séparée du second contraténor (une des voix du milieu). La réalisation proposée ici diffère de celle donnée par le Brabant Ensemble: la partie manquante a été restituée par les soins de Philip Weller. (Voir Obrecht: Missa Grecorum & Motets, Brabant Ensemble, dir. Stephen Rice, Hyperion CDA68216, où l’on trouvera plus de renseignements sur le compositeur.) En dépit de ses proportions impressionnantes, c’est une œuvre dévotionnelle et recueillie, comme il sied au texte, une méditation sur le statut double de la Vierge, à la fois fille de Dieu le Père et mère de Dieu le Fils. L’œuvre est formée de It is not uncommon for Renaissance music to come down to us in an incomplete state. Most of the music on this recording is transmitted in a single fragmentary source and has had to be ‘reconstructed’—a fascinating and absorbing exercise, part musical Sudoku, part detective work and part (re)composition. The parallel with the restoration of damaged paintings is helpful. Contemplating a Renaissance Nativity, say, in which the figures closest to the Christ child have been obliterated, one can be very confident who they might be: Mary and Joseph certainly, perhaps the three Magi. Iconographic conventions dictate that Mary’s gown is blue, that Joseph is represented as an older man, that the Magi bear gifts and are sumptuously dressed, and so on. In fragmentary polyphony, the context provided by the extant material is of course the starting point, but just as important is the genre of the work. In a Mass or a motet, for example, conventions having to do with form, structure and vocal scoring help guide the restorer’s hand, while knowledge of the musical style informs decisions at the local level: guesswork certainly, but nearly always educated guesswork. When the music is by a composer of the first order, the stakes are raised, but so are the rewards. As with a restored Nativity, details will undoubtedly have been different, but—however approximate and conditional—something of the original conception may be grasped and appreciated once more. Jacob Obrecht’s Missa Scaramella survives only in a set of partbooks of which two, containing the tenor (in the middle of the texture) and discantus (the top line), are now missing. (For more information on the Mass and the process of its restoration, please see Fabrice Fitch: ‘Restoring Obrecht’s Missa Scaramella’, in Early Music, 50 (2023). An edition of the Mass is forthcoming with the Koninklijke Vereniging voor Nederlandse Muziekgeschiedenis.) Reconstructing the tenor is helped by the knowledge that the work is a cantus firmus Mass based on the famous Italian tune, a mock-warlike jingle that is most often sung by the tenor in long notes. It is heard very clearly in the Kyrie I and II and at the very ends of the Gloria and the Credo. But it is most audible in the middle section of the Credo and the second Agnus Dei, where it unfolds serenely in the top voice, belying its seemingly parodic origins. In fact, it appears in all sixteen sub-sections, often more than once, sometimes in more than one voice, and nearly always in a new context, so that restoring each section presents a different challenge. In the Osanna I and Agnus Dei I, where the cantus firmus is in a voice that survives, both missing voices have had to be reconstructed; in the first part of the Sanctus, a retrograde (meaning that the voice’s notated material is read first forwards and then in reverse) has been devised for the top voice, in tandem with the retrograde in the surviving bassus; and the ‘Pleni sunt caeli’ has the tune sung against itself in inversion, creating a series of static chords against which the restorer must somehow fashion a melodically satisfying top line, as Obrecht presumably did. Most difficult of all, the discantus of the Agnus Dei I consists of a series of short snippets of melodic material, each of which is repeated before moving to the next. This technical challenge, which unfolds against the cantus firmus in the altus (the voice below the discantus), is not (solely) the fruit of the restorer’s masochism: Obrecht uses the same technique in the altus of the Osanna I and the bassus of the Osanna II. Thus, the discantus of the Agnus Dei I merely extends the principle into the following section. The variety of cantus firmus treatment means that the Missa Scaramella is equally varied from the perspective of the listener. By Obrecht’s standards it is of average length, but the relative brevity of most individual sections creates an impression of compactness. Two short, assertive Kyries frame a reflective and expressive Christe, which is gradually taken over by triple-time rhythm. The ‘Et in terra’ begins with a pair of duos that paraphrase the Scaramella tune, which is heard a bit later in the bassus and tenor but with the rhythms changed. Most of the Gloria consists of duos, which confer a lightness of touch that contrasts with the denser but shorter sub-sections of the Sanctus and Agnus Dei. A highlight of the Gloria is at the middle of the ‘Qui tollis’, where the (surviving) bassus and the (hypothetical) discantus move in slow, equal values against the cantus firmus while the altus sings a more animated, agile line: a moment of stillness in an otherwise more uniformly animated work. A series of melodic sequences (including one for all four voices) then precedes a final tenor statement, which brings the movement to a close. If the two sections of the Gloria are cut from the same cloth, the Credo’s three sections are highly contrasted: the ‘Patrem omnipotentem’ calls to mind Obrecht’s segmentation Masses, the tenor presenting the tune in alternating binary and ternary note values with dense and elaborate counterpoint in the surrounding voices. The ‘Et incarnatus est’ is the midpoint of the cycle and in a sense is its heart, setting the most fundamental Christian beliefs and presenting the tune for the first time in the top voice as a kind of epiphany. The lower voices play with recurring patterns, most audibly strings of parallel chords that punctuate the entire section. For the more straightforward but effective ‘Et unam sanctam’ the tenor once again alternates groups of binary and deliciously destabilizing ternary durations (long triplets, or hemiola). The five sections of the Sanctus are, if anything, even more contrasted, the opening section being rather solemn (reminiscent, perhaps, of the opening of the Sanctus of Obrecht’s Missa Fortuna desperata), the two Osannas swaggering and contrapuntally knotty, and the ‘Pleni’ contemplative. In the Benedictus the reconstructed top voice moves in parallel tenths with the bassus, a characteristic contrapuntal procedure which (for once) poses the restorer few difficulties. Indeed, it is something of a cliché, which cannot be said of the surprise approach to the cadence in the ‘Pleni’, which features a wonderful crunch between F natural in the bassus and F sharp in the discantus—as unexpected as it is inescapable from the restorer’s point of view. The Agnus Dei returns us to the more straightforward cast of the Kyrie, but with greater concentration and lyricism. The Agnus Dei III has the tune in all four voices in succession, a trick otherwise unknown in the composer’s output but unmistakably Obrechtian in its wit and logic. This corresponds to the pattern of the previous sections, where the cantus firmus appears successively in each voice from bottom to top: in the bassus and tenor in two Osannas, and in the altus and discantus in the first two Agnus Dei settings. Based on the surviving voices and the tenor material that can be deduced from them, we feel that the Missa Scaramella would probably be counted among Obrecht’s finest Mass cycles, had it survived intact. It is our hope that this recording bears out that assertion, insofar as that is possible. Obrecht’s motet Mater Patris is a world away from the bold confidence of the ‘Scaramella’ Mass. Notwithstanding its monumental proportions (it is in four sections, each of which concludes with the same musical refrain), the mood is intimate and devotional, as befits a meditation on Mary’s role as both daughter of God the Father and mother of God the Son. Obrecht’s use of five-voice texture is less flamboyant than in other motets with the same scoring (such as Laudemus nunc Dominum, Salve crux or Factor orbis). Mater Patris is one of two Obrecht motets for which the only source is Petrucci’s print Motetti a cinque (1508), which survives without the partbook for the second contratenor. In our version (different from the one recorded by The Brabant Ensemble), the missing voice was reconstructed by Philip Weller. (See The Brabant Ensemble and Stephen Rice’s recording Obrecht: Missa Grecorum & Motets on Hyperion CDA68216, which includes biographical infor
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