Webern Quatuors à cordes inédits Bach LArt de la fugue Richter Ensemble

Le couplage dans un même CD de l’Art de la Fugue de Bach et des pièces pour quatuor à cordes de Webern semble obéir à une logique qui irait de soi. Les qualités que Webern reconnaît et vénère dans la musique du Cantor (« le développement des formes cycliques, la conquête exhaustive de la tonalité, la recherche d’un développement absolu» ) paraissent n’être que les noms métaphoriques qu’empruntant un langage mimant celui du passé, Webern donne, au-delà des différences entre ses propres principes compositionnels et ceux de Bach, à son propre idéal, à sa propre radicalité. C’est pourquoi il ne peut y avoir ici - n’en déplaise à G. Leonhardt - d’autre « véhicule » que l’instrument « quatuor à cordes » pour faire « entendre » die Kunst der Fuge - recueil qu’on identifie (trop peut-être ?) à l’abstraction musicale par excellence, sorte de grammaire générative et transformationnelle d’un genre, comme le sérialisme constituerait la phonologie, la syntaxe, et la sémantique musicale moderne pour Webern : de l’œuvre de Bach, qui « transcende » toute réalisation instrumentale concrète, le quatuor à cordes (élargi au clavecin dans les Contrapuntus V, VII, X,XIII) - dispositif instrumental à la fois le plus « sophistiqué » et le plus « épuré »- serait le plus apte à extraire la quintessence. Webern ne ferait que porter à son acmé tout ce que le génie de Bach exprimait déjà, et la notice du CD manque pas de se laisser aller aux poncifs de la métaphysique : « ce sont les aspects éternels de la condition et de l’expérience humaine qui s’expriment ici ! Bach et Weber nous révèlent l’essence même de la musique !» Eh bien non ! Les choses sont ici autrement plus subtiles. Ce disque génial est à mes yeux bien autre chose : Il est porté d’un bout à l’autre par une conception construite, pensée, assumée et qui ne laisse rien au hasard. Il est « historiquement informé » mais d’une façon peu commune, originale et même déviée. Tout est ici très ingénieux : de là une poésie tissant des correspondances fragiles et raffinées : l’ensemble adopte ici deux diapasons différents : un diapason dit « baroque » (415) pour Bach et un diapason peu plus bas que le diapason moderne (432) pour Webern . Mais les cordes sont en boyau aussi bien pour interpréter Bach que Webern. Pour faire ressortir la structure de l’œuvre de Bach, les fugues ont été regroupées, et « l’alternance des deux compositeurs permet à l’auditeur de découvrir la progression de la production artistique de Webern en synergie avec les complexités croissantes des fugues de Bach. C’est donc comme une construction prismatique, un objet à multiples facettes, que se présente ce CD. Il élabore à proprement parler un réseau cristallin aux reflets multiples, tant à l’intérieur de chacune des œuvres, qu’entre l’univers de Bach et celui de Webern. Tout fait écho à tout, sans se confondre. Un miroir musical fascinant. (Bertrand Abraham)