 Avec sa vieille robe noire rapiécée, ses espadrilles hors d’âge et sa croix sur la poitrine, Maria Yudina incarne au féminin la figure du yourodivy, ces saints fous par lesquels Dieu s’exprimerait, et qui pouvaient donc jouir d’une liberté de parole face aux puissants – liberté inconcevable et effrayante pour tous ceux qui l’entouraient. Car Yudina n’a pas sa langue dans sa poche et cela lui coûte cher. Elle est notamment renvoyée du conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1930 et de l’école Gnéssine en 1960 pour son prosélytisme. Pianiste favorite du petit père des peuples, elle ose lui écrire qu’elle a envoyé à l’église clandestine de son quartier le montant de son Prix Staline, afin qu’on puisse y prier pour la rémission de ses crimes. Comme pour tous les saints et martyrs, le mythe le dispute à la réalité. On connaît, par exemple, la légende glaçante rapportée par Chostakovitch : Staline, après avoir entendu un concerto de Mozart par la pianiste à la radio, demande qu’on lui procure le disque pour le lendemain ; diffusé en direct, le concert n’avait pas été conservé, aussi fallut-il, durant la nuit, réunir à nouveau Yudina et des musiciens pétrifiés par le trac pour enregistrer séance tenante le fameux concerto. Staline gardera précieusement le disque – il était, paraît-il, sur son gramophone le jour de sa mort. Cette foi ardente qui fut toute sa vie le moteur de Yudina n’allait cependant pas de soi. Née dans la petite ville de Nevel en 1899, au sein d’une famille juive mais peu pratiquante, elle entre à treize ans au conservatoire de Saint-Pétersbourg (où elle aura Chostakovitch ou Sofronitzki comme condisciples). Elle se convertit au christianisme orthodoxe sept ans plus tard, sous l’influence d’un cercle d’amis imprégnés de religion et de philosophie, mais parfaitement conscients des risques encourus. Interdite d’enseignement ou de concert (et donc sans ressources), réclamée à l’étranger par des chefs que son talent éblouissait (elle a joué sous la direction de Mitropoulos, Sebastian, Klemperer, Scherchen, Sanderling…), Yudina bénificie seulement de deux bons de sortie du territoire, sans franchir le rideau de fer : pour un voyage à Leipizg en 1950 à l’occasion du bicen- Maria Yudina, piano (1899-1970) les indispensables de BACH 1 Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 11’19’’ 2 Prélude et fugue en sol dièse mineur BWV 887 7’08’’ Enregistré en 1948 et 1956 BACH/LISZT 3 Prélude et fugue en la mineur S 462/1 9’53’’ Enregistré en 1952 BEETHOVEN Sonate pour piano en la majeur op. 101 4 Allegretto, ma non troppo 3’25’’ 5 Vivace alla Marcia 5’35’’ 6 Adagio, ma non troppo, con affetto 2’47’’ 6 Allegro 7’06’’ Enregistré en 1958 BRAHMS 8 Variations sur un thème de Handel op. 24 23’29’’ Enregistré en 1948 MOUSSORGSKI 9 Rêverie (sur un thème de Loginov) 4’51’’ Enregistré en 1949 TT : 75’39’’ les indispensables de Moussorgski Beethoven Brahms Bach Maria Yudina Couverture : D.R. Maria Yudina : Bach, Beethoven, Brahms, Moussorgski NO 183 tenaire de la mort de Bach, véritable pèlerinage qu’elle finira pieds nus et à genoux, et un autre en Pologne en 1954. Au-delà de cette personnalité farouche et sans compromis, c’est par ses disques et son art que Maria Yudina continue de fasciner, au gré de témoignages qui nous révèlent une interprète… bien peu orthodoxe. Un brin jaloux peutêtre, Sviatoslav Richter pouvait dire : « quand elle jouait la musique romantique, c’était impressionnant, même si elle ne jouait absolument pas ce qui était écrit. » Plus lucide, Chostakovitch lui confiera, au sujet de ses Préludes et fugues : « ce n’est pas du tout ce que j’ai écrit, mais s’il vous plaît, jouez-les comme vous le faites. » Il y a en effet chez Yudina une ferveur, une grandeur d’âme partout reconnaissables, qui peuvent aller du recueillement extatique, presque en apesanteur (certains Impromptus schubertiens) à un bouillonnement rageur parcouru de vagues qui semblent tout emporter (dans quelques allegros de Beethoven en particulier). De Bach à Webern, son répertoire était immense, faisant une place notable à la musique de ses contemporains, pas seulement soviétiques, quitte à s’attirer les foudres des autorités en jouant des auteurs interdits : aussi bien Berg que Bartok, Krenek, Hindemith, Szymanowski, Jolivet, Martinu, Lutoslawski, Miaskovski, sans oublier bien sûr Stravinsky, Prokofiev ou Chostakovitch. Avec ces grands esprits, elle entretint de longues correspondances, ainsi qu’avec Boulez, Stockhausen, Adorno… Pas très bien enregistrés, sur des pianos à la justesse parfois aléatoire (il faut connaître ses Variations de Webern, grand coup de griffe poétique sur un instrument à mi-chemin entre le bastringue et le piano préparé !), les disques de Yudina ont souvent ce côté brut de décoffrage qu’on peut parfois reprocher à son jeu, mais où l’on retrouve toujours une force de conviction intacte et un engagement de chaque instant. Un exemple entre mille ? Le Lacrimosa du Requiem de Mozart, dont la ligne simple et nue porte au début tout le désespoir et la fragilité du monde, avant que de puissants accords ne viennent rivaliser avec choeur et orchestre au grand complet. Fidèle à sa mission ici-bas, Yudina nous entrouvre les portes du paradis. (Laurent Muraro)
|
Catalog 
