La viole de gambe dans toute sa splendeur sous l’archet hardi du grand Vittorio Ghielmi, accompagné par le luth aisé et quasiment orchestral de Luca Pianca, dans l’un des plus beaux enregistrements baroques qu’il vous a été donné d’entendre. J’insiste, il s’agit là d’un disque absolument exceptionnel, à tous points de vue : l’écouter, c’est l’adopter. Tel l'oiseau qu'on n'ouït jamais une autre fois dans sa vie, le nonpareil Marin Marais fait figure véritablement – et son si particulier instrument avec lui – de continent englouti, déjà posthumisé de son vivant par le déferlement des grandes violonneries italiennes (mais après tout, le vieux Bach se connut lui-même démodé). Une sorte d'intriguante, fascinante monade musicale que nous révéla le trop oublié Wenzinger, dans un prime abord toutefois encore trop violoncelliste (mais il y revint). Puis naturellement le solaire et si méditerranéen Savall... jusqu'à cette révélation au grand public par un film d'une grande justesse (une probité comme celle de Marielle, ça ne s'échange pas). Musique d'une presque austérité frémissante (oxymore tout aussi conscient que le titre-programme de ce disque) et pour laquelle Ghielmi semble proposer une troisième voie : celle qui, au travers aussi de son expérience de notre production contemporaine, la rapproche de cette musique du concret qu'implique une réflexion approfondie sur l'art très physique (infiniment complexe mais pas tout à fait perdu, il en reste témoignage ou traité) de toucher la viole de gambe, ici magnifique Michel Colichon d'époque. A cet égard, ses explications dans le livret sont captivantes. Et avec – infiniment préférable au clavecin - au théorbe (de notre actuel luthier Luc Breton) un Pianca qui fut à la fondation des Giardino Armonico, c'est dire comme la nouvelle génération baroqueuse a pris le relais. Aux antipodes de notre rhétorique instrumentale du poussé-tiré italien, ce ne sont ici que coups sur la corde, tic-tac de contacts d'archet enlevés ''tout en l'air'' (dixit un contempteur d'époque). Marin Marais précisait même six modes d'attaque différentes, et n'a consenti que tardivement à un signe spécial pour un septième, un coup d'archet ''exprimé et enflé'', concession à la nouvelle mode italiennisante... et aux roulades de sons multipliés à l'infini par les gosiers triomphaux des cantatrices désormais en vogue. Mais sa signature demeure bien – vous avez dit musique concrète ? - cet art du vide (un silence pyrogravé, pour ainsi dire au repoussoir) suivant immédiatement l'exécution de la note, comme pincée ainsi que par le sautereau du clavecin. L'archet y heurte la corde dans un espace très bref et l'abandonne aussitôt, jamais la mélodie ainsi fragmentée n'apparaissant comme le paramètre principal. Voilà bien ce qui interpelle ici notre contemporanéité (écouter ensuite directement le quatuor de Lutoslawski !) : un compositeur (et, indissociablement, instrumentaliste) surtout à la recherche d'une nature du son, et pour lequel la musique est un art qu'on touche physiquement, en y appliquant une force maximale en un temps minimal (force et douceur). On est donc loin de cette conception parfois outrageusement lyrique du Marin Marais de certains et par exemple, dans cet enregistrement, nous trouvons qu'y gagne beaucoup le célèbre tombeau à M. de Sainte-Colombe (un maître vénéré du compositeur, l'autre étant Lully). Pour ceux que cela raidirait, d'aimables récréations sont offertes avec les transpositions d'opéras célèbres du fort méconnu Jacques Gallot, un luthiste ultra-renommé de la même époque. Enfin, critique pratique. Outre qu'il s'imposerait d'indiquer le minutage des plages directement au dos de la pochette, on ne devrait plus proposer de CD avec carrément vingt minutes de durée possible inexploitée. C'est ce que se dit tous les matins du monde, dans la force comme dans la douceur, le rondeau moitié pincé de notre malhumeur discophage. (Gilles-Daniel Percet)
|