D’une génération l’autre: Philippe Jordan vient d’achever son intégrale des Concertos pour piano avec François-Frédéric Guy chez Naïve (voir ici), voici près de quinze ans, c’est son père Armin qui accompagnait Christian Zacharias au cours de deux soirées genevoises: publié dès 1995 par Cascavelle, cet enregistrement est aujourd’hui réédité à un prix très avantageux. Le pianiste allemand, quant à lui, avait déjà réalisé une intégrale de ces concertos à Dresde pour EMI (1986-1989), sous la direction de Hans Vonk, depuis qu’il a parallèlement développé sa carrière de chef, il conduit maintenant lui-même son Orchestre de chambre de Lausanne dans ces œuvres, qu’il donne en deux ou trois concerts (voir par exemple ici).

Peut-être reprendra-t-il le chemin des studios pour conserver un témoignage de ce double rôle qu’il exerce désormais, mais en attendant, la présente réédition se justifie pleinement. Pourtant, ainsi que le souligne avec beaucoup de pertinence la notice de François Hudry (en anglais, allemand et français), les styles de Jordan et Zacharias semblaient faits pour s’opposer plus que pour s’entendre. D’un côté, un chef d’opéra instinctif et imprévisible, comme un boute-en-train faussement rustaud distribuant de chaleureuses bourrades dans le dos, tonnant dans le Troisième (1802) et dynamisant des cordes péremptoires et farouches dans l’Andante con moto du Quatrième (1806). De l’autre, un pianiste qui pense minutieusement ses interprétations, reconnu pour sa versatilité et son humour mais aussi pour son attirance pour les compositeurs de la seconde moitié du XVIIIe: de fait, il communique un plaisir digital digne de Scarlatti dans le Premier (1798) et souligne le caractère encore mozartien du Deuxième (1795).

Cela étant, Jordan comme Zacharias, mus par le même refus des stéréotypée aseptisés, le même goût du risque, le même appétit de vie qui suscitent une animation de chaque instant, entretiennent une complicité évidente et contagieuse – le piano s’invite même parfois pour renforcer les tutti – et livrent ainsi l’une des versions les plus réjouissantes qu’il ait été donné d’entendre dans ce répertoire au cours des dernières années. Malgré l’acoustique réverbérée du Victoria Hall et les imperfections inhérentes à l’exercice, y compris un tempo auquel il arrive de s’emballer un peu trop, notamment dans le Rondo du Cinquième «L’Empereur» (1809), c’est ici toute la valeur d’un live, offrant moult moment passionnant et inattendu dont on aurait doute été privé en studio.