 Le son reclus de l’Aria pourra dérouter, qu’est-il donc arrivé à ce Yamaha CFX choisi expressément pour ses Goldberg par Pavel Kolesnikov ? Le son reclus de l’Aria est une volonté de l’artiste, d’ailleurs le son changera au cours du disque avec le réglage subtil de l’équipe réunie autour de David Hinitt, partie prenante d’un projet artistique né loin de l’idée même de tout enregistrement. C’est pour la danse, et plus précisément pour Anne Teresa de Keersmaeker dansant seule que Pavel Kolesnikov aura envahi les champs multiples des Variations Goldberg, chorégraphiant les polyphonies, ornant à la française sur les pas de danse, mesurant l’émotion comme une vertu physique partagée entre ses dix doigts de pianiste, et le corps qui emporte la musique dans l’espace. Il le fait aussi, jouant avec art de toutes les dimensions que peut lui apporter son piano, mais aussi des ressources de la prise de son, ce qui ajoute bien des possibles, mais tout cela ne serait que cosmétique si le geste n’était pas marié à la musique, et si toutes ses dimensions ne paraissaient pas avec une telle évidence dans la variété, et jusque à l’humour : écoutez seulement le chassé-croisé de la 23e Variation. L’Adagio perdu de la 26, murmurée, hagarde, pourra venir dans une sorte d’apesanteur du son qui ne s’est plus entendue depuis Kempff et Gould. Les réunirait-il ? Non, il poursuit ici le rêve qu’il a de cette œuvre, et le poursuit les yeux ouverts et les doigts conscients. Ils fileront un envol magique, une ascension, dans la variation suivante (plage 28), comme porté par une ouate céleste où justement les marteaux ont disparu, et ailleurs souvent, dans une nuance intime du discours, c’est le clavicorde, instrument chéri de Bach, que Kolesnikov, réduisant ses doigts à des ombres, réussira à évoquer. Lorsque l’Aria revient, elle ne refermera rien, elle ouvrira au contraire, voyage qui se poursuivra, il suffira de reprendre le disque à son début. Mais après un tel périple, poser ses bagages, rêver un peu qu’on nous édite une vidéo du spectacle où le geste d’Anne Teresa de Keersmaeker viendrait épouser les sons de ce jeune-homme, et puis maugréer contre lui, si intègre (et peut-être une peu trop sur de lui), qui n’a pas même consenti à publier une note d’intention dans le livret du disque, comptant un peu trop qu’on le comprenne d’emblée, ce ne serait pas du luxe. Mais non, affamé, le lecteur recommence de lui-même, je me rassois et j’écoute. (Jean-Charles Hoffelé)

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