 Il est des miracles d'interprétation musicale qui ne bouleversent rien mais changent tout. L'auditeur se dit, dès les premières notes : "C'est exactement ça". Il avait en lui-même toujours rêvé qu'il entendait ces œuvres jouées de cette manière, alors qu'il les découvre portées pour la première fois, hic et nunc, par ces interprètes. Le bonheur et l'évidence sont telles qu'il n'y a plus alors qu'à s'abandonner. Et pourtant non, s’il est événement et fait événement, un CD comme celui-ci est aussi mémoire ouverte : il fait mémoire, recueille, concentre, exhausse en les portant encore plus loin, c'est-à-dire infiniment près de l'âme ou de l'inconscient — comme on voudra — toutes les interprétations qui avaient marqué l'auditeur auparavant, et qui du coup lui reviennent aussi et lui sont redonnées dans une sorte de raptus réflexe : nullement effacées mais re-célébrées, retraversées, réhabitées ici. Transparent palimpseste que ce Bach-là. On l'aura compris : Lorenzo Ghielmi et son ensemble nous invitent à une expérience extraordinaire. C'est tellement vrai que la notice en français est d'une simplicité, d'une concision et d'une clarté exemplaires : pas besoin d'en rajouter du côté musicologie, histoire de la musique ou de l'interprétation. Tout est donné dans la musique elle-même. Fruit d'un art, d'un travail, d'un savoir transmués en une sorte de grâce, mais on ne s'appelle pas "harmonie divine" ou "divine harmonie" pour rien. Cet engrenage des hautes sphères — voir le graphisme de l'étui du CD — met en orbite sidérale ce qui dans Bach est le bien le plus commun, le mieux partagé des mélomanes : trois concertos très connus, ce qui rend la prouesse encore plus lumineuse : quel sens de la pulsation, quel équilibre entre les instruments, quelle alchimie dans l'imbrication des lignes, quelle fraîcheur, quelle sensualité faite à la fois de rondeur, de vigueur et quand il le faut d'une sorte de raucité, quelle pêche enfin ! (1er mouvement du BWV 1044). Quelle ingénuité supérieure et hardie dans le mouvement lent du même concerto ! Quel art de la flexion et du posé, dans la sicilienne du larghetto du BWV 1055. Et, sublime intelligence : par une sorte de " lapsus génial " pourrait-on dire, voilà que dans ce disque intitulé "Concertos", vient s'inviter l'une des deux seules cantates profanes de Bach, écrites sur un texte italien, la BWV 209, dont l'authenticité fut d'ailleurs longtemps contestée et dont la date de composition soulève encore des interrogations (je décèle quant à moi entre la sinfonia introductive et la première aria d'une part, et des fragments de l'accompagnement de l'aria "Ich will bei meinem Jesu wachen" de la Passion selon St Matthieu d'autre part, une certaine parenté). Et cette symphonie introductive est en fait une sorte de mouvement de concerto pour la flûte de la plus belle venue. Admirable alliance de la voix d'A. Rossi et du traverso de J.de Winne dans la première aria, très beaux jeux d'imitation dans les bondissements et rebondissements captivants de la deuxième. C'est habité, somptueux et cela coule de source. Cette cantate magnifie évidemment ce qui était perceptible dans les concertos : le ciel de ce Bach-là a été constellé de comètes et d'étoiles venues d'Italie. Une révélation dans tous les sens du terme, un chef-d'œuvre, que cet enregistrement ! (Bertrand Abraham)

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