Pavé absolu, voici qu’Hänssler Classic publie en un coffret de vingt-six CDs, pas moins, toute l’œuvre pour clavier. Oui, mais au piano. Ce qui se révèle parfois un écueil par une certaine uniformisation du discours permet en tous cas d’appréhender l’ensemble d’un corpus qui traverse le Sturm und Drang et nous mène de Bach à Mozart, rien que cela ! Travail de bénédictin parfaitement mené à son terme par Ana-Marija Markovina, qui excelle dans les Sonates de la maturité, au discours soudain si imprévisible. Cette somme s’impose et sera idéalement complétée par celle de Miklos Spanyi , sur ses précieux clavicordes et pianofortes, lorsque Bis aura achevé de la publier (Discophilia, Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé)  Un monument ! À la gloire de celui qui consacra une grande partie de son œuvre au clavier : Carl Philipp Emanuel Bach. Hänssler nous gratifie d'un coffret de 26 CD regroupant cette somme inédite. Très jeune, Carl, deuxième fils de Jean Sebastien, fit preuve d'une très grande habileté sur les instruments à clavier. Ses œuvres sont écrites pour le clavecin mais aussi pour les premiers pianoforte. Il fut l'auteur d'un des grands traités sur les méthodes de jeu au clavier, publié en 1753. S'il est le digne successeur de son père dans sa manière instinctive d'aborder le clavier. Carl Philipp fut surtout un grand visionnaire de la forme, justement salué par les critiques : Burney : « c'est le seul des musiciens avec Benda à avoir son syle propre, les autres sont des imitateurs » sans oublier les plus grands compositeurs du classicisme à venir : Haydn « Ceux qui me connaissent bien savent ce que je dois à Emanuel Bach », Mozart : « Il est le père, nous sommes les enfants ». Ils voient en lui un véritable maître dont il se sentent redevables. Carl Philipp Emanuel renouvelle la forme sonate en ajoutant un second thème au premier mouvement, ce qui lui permet de les opposer ou de les combiner, concluant avec une coda récapitulative. On trouve donc dans les quelques recueils de sonates présents dans le coffret une structure inchangée : un premier mouvement allant et rythmique suivi d'un mouvement lent d'allure mélodique et enfin, un final basé sur une danse rapide et qui sera développé plus tard en rondo. Si cette prédilection pour le squelette musical comme disait Antoine Goléa (en réduisant ces œuvres à une armature désincarnée), est patente dans les recueils principaux (Sonates Prussiennes et de Wuttenberg 1742 - 1744), l'imagination musicale de Carl Philipp Emmanuel n'est jamais prise en défaut jusque dans les pièces purement didactiques. Héritée du Stylus Phantasticus, la forme libre est prétexte à fantaisies, variations. Le contrepoint n'est jamais loin mais n'est pas prioritaire comme chez Wilhem Friedemann. Surtout l'improvisation est reine et sans limite. Dans son déploiement, elle se charge d'une tonalité intime. Bach se livre à nu à travers sa musique, son quotidien, ses doutes, ses joies, ses désirs. Une large palette d'émotions traverse ces pages pleines de surprises et de digressions. La musique selon Carl Philipp Emanuel doit toucher le cœur, affecter les sentiments. Marquages dynamiques, harmonie chantournée, mélodies malmenées, rythmes souvent rompus par des silences interloqués. C'est une apothéose sonore dont le flux nous emporte au fil des notes. Dans ce somptueux coffret, Anna Marija Markovina interprète notamment l'intégrale en sept CD du fameux Vollständige sammlung aller ungedrunkten claviersonaten Wq 65. Ainsi que le recueil Wq 62 (en 3 CD) des leçons pour connaisseurs et amateurs encore sous forme de sonates aux mouvements brefs et percutants. Un ensemble de pièces variées : fantaisies, rondos, menuets; suites, sonatines, concertos ou symphonies dans leur version pour clavier seul, complètent ce très riche panorama clavieristique. Après les belles réalisations d'Andreas Staier et de Bob Van Asperen au clavecin, la pianiste croate renouvelle l'interprétation de l'œuvre de Carl Philipp Emanuel Bach. Par le choix singulier d'un piano Bösenforfer Impérial, justifié par l'interprète, qui apporte à cette musique les lumières de l'Empfinsamkeitstil. Fleurant les fragrances d'un classicisme superbe et hautain ici nullement hors sujet ni dérangeant. Par la finesse du toucher de la pianiste qui exploite toutes les ressources du grand piano, subtilités des timbres combinant basses veloutées et suraigüs exquis. Le registre médium, le plus utilisé, exaltant à la fois la douceur couvrante de la laine mohair et et l'éclat du platine. Markovina est une adepte de la ligne claire, son dessin de la main droite est net, précis, détouré ; de la main gauche elle grise (avec la sourdine) et noircit à l'envie pour marquer les ombres. Ni ornement baroque, ni galanterie. Ni retouches, ni rehauts. Peu de pédale. Elle fait sonner Bach comme du Haydn, laissant transparaitre dans le galbe de son jeu, une tendesse avérée et une joie diffuse. Ecoutez avant tout la fameuse et très mozartienne fantaisie (fort commentée par ses contemporains) qui clôt la sonate en fa mineur Wq 63 : pure rhétorique musicale jouée avec une contention et une profondeur absolues. Chaque disque est une mine de découverte et un vraie jouissance de mélomane. En un mot : Herrlich ! (Jérôme Angouillant)

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