 Une fois passé son temps d’Allemagne, pris sous l’aile et surtout l’œil et l’oreille sourcilleuses de Walter Legge, Dietrich Fischer-Dieskau trouva un ogre à sa mesure. Gerald Moore n’avait pourtant pas son physique de géant, mais un appétit égal au sien, dévoreur de tout ce que le Lied avait enfanté. Mais patience d’abord, il serait temps d’aller à Wolf, à Strauss, à Busoni, à Pfitzner même, Schubert d’abord, lui qui croyait le savoir, osant à vingt ans ses premiers "Winterreise", puis Schumann, où le mot commençait à le guetter par-dessous la note. De ce voyage initiatique, Salzbourg, en miroir fidèle du studio d’Abbey Road, a conservé l’itinéraire spatio-temporel. Schubert oui, en 1956, mais pas "Winttereise", "Schwanengesang", avec en postlude "Dichterliebe", manière de faire répondre le poète à la poésie et de passer une étape, Schumann complexifiant l’affect et les notes ensemble, puis tout un récital Schubert l’année suivante, Goethe majoritaire, des lieder qui flattent encore sa jeunesse, d’autres où il peut s’imaginer en Wotan. L’année suivante Brahms, et l’Ecclésiaste des "Vier Ernste Gesange" où le chant est intimement déclamation. Les plateaux de la balance commencent à pencher vers le mot, mais plus loin la respiration de "Salamander" est encore ce chant pur, italien de souvenir croirait-on. 1959, Moore reprend les commandes, le voulant chanteur d’abord chez Schumann, le pliant aux sublimes Kerner (c’est lui qui les impose du piano), pour libérer le diseur dans le "Liederkreis" opus 39 : quel "Waldesgespräch" ! Wolf suivra, deux éditions de suite, la lumière classique de Goethe, sa Grèce érotique (Ganymed, Anakreons Grab), les élévations spirituelles des "Harfenspieler", deux mondes pour une seule voix, encore absolument dans le chant, ce que les "Mörike" briseront l’année suivante, amorçant avec une saison de retard la décennie 1960 où le récit primera sur le chant, le détail sur la ligne, l’éclat sur la poésie, première petite mort d’un chanteur qui se réinvente dans les Goethe de Busoni, triade géniale, dans des Mahler où sa voix s’enivre soudain de cet aigu d’âme qui fait pleurer en entendant son "Welt". Quel "Ich bin der Welt abhanden gekommen" ! Et quel brouillard dans le sublime "Nachts" d’Eichendorff tissé de nuit par Pfitzner, avant des Strauss allant du vif au sombre d’un même élan. La suite sera comme un immense repentir : Schubert, Brahms ("Die Schöne Magelone"), Beethoven même, Gerald Moore veut l’entendre chanteur toujours, mais lui, parle d’abord, célébrant ce désaccord qui est pourtant encore de l’art : écoutez "An die ferne Geliebte". En coda, l’éditeur ajoute quatorze Lieder du "Spanisches Liederbuch" de Wolf au Mozarteum le 31 juillet 1960, partagé avec Irmgard Seefried, chacun son pianiste, lui Gerald Moore, elle Erik Werba. Et soudain le jeune homme revient nous hanter, faisant le voyage rétrospectivement douloureux. Ce charme blessé, comment pu-il disparaitre ? (Discophilia - Artalinna.com) (Jean-Charles Hoffelé)

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