J’attendais probablement trop d’un disque longtemps espéré d’autant qu’il était signé par un de mes pianistes favoris. Après de singulières Goyescas, voici que Garrick Ohlsson changeait radicalement de monde et consacrait son prochain disque à l’intégrale des Poèmes de Scriabine. Mais non, rien de l’univers de Scriabine n’entre chez lui, ni les volutes évanescentes des premiers opus de ce genre, écrasés par un trop plein de son, ni les ellipses et les fulgurances des ultimes pages, où Ohlsson se révèle bien terre à terre. Problème d’instrument peut-être, un Steinway au clavier assez lourd, au médium opaque, mais aussi de conception : Ohlsson veut sans cesse dire même lorsqu’il faut suggérer. Retour à Sofronitsky et à Horowitz donc, avec un regret supplémentaire : dans l’intégrale Scriabine qu’Hyperion distribue patiemment entre ses pianistes, je me dis à rebours que décidément, les Poèmes auraient trouvé tout leurs mystères sous les doigts autrement allusifs de Marc-André Hamelin (Discophilia, Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé) Garrick Ohlsson nous le fait clairement comprendre dès l’op.32 : avec lui pas de sorcellerie sonore façon Horowitz, ni de pianisme romantique. Son Scriabine sera très «nouvelle cuisine», le cortège de miniatures gagnant en finesse analytique ce qu’il perdra de sensualité, d’irisation, de frémissement. Le pianiste semble délibérément ne pas donner de couleurs aux notes, pour mieux laisser percevoir les rapports entre elles et la richesse des textures. Dès lors, la progression obsessionnelle du compositeur vers le pandémonium de l’op.73-2 («une danse orgiaque…sur des cadavres») repose essentiellement sur la complexification des rythmes et de l’harmonie, sur l’enchevêtrement des voix. Placé dans cette perspective plus intellectuelle que sensuelle, l’auditeur perçoit moins l’évolution des curieux climats psychologiques indiqués sur les partitions (partant de « confiance » et « chaleur » pour aboutir à « tumulte », « accablement » et « désordre » en passant par «langueur», «désir», «caresse» puis «bizarre», «douceur cachée» ou «fausse douceur»). Mais il entend parfaitement la prolifération inexorable des motifs stridents et des gammes complexes (acoustique d’où naît l’«accord mystique», octatonique,…). D’une lisibilité peut-être trop uniformément chirurgicale, ce Scriabine-là blesse comme un scalpel. (Olivier Eterradossi) Durant toute sa courte vie d'adulte, Alexander Scriabine composa—ou projeta de composer—des œuvres monumentales et significatives. En même temps, il produisit un flot constant de miniatures, des gouttelettes concentrées du même génie qui tendait vers l'immense. De manière tout à fait fascinante, le terme «poème» de Scriabine s'applique tant aux péroraisons symphoniques révolutionnaires qu'à la série de trente-quatre petites pièces pour piano, composées sur plus de dix ans et souvent regroupées en petits corpus. Leurs sources d'inspiration sont aussi variées que leurs titres—de la magie noire aux aspirations cosmiques—et elles constituent une bonne clé de lecture du monde intérieur de leur compositeur. Le pianiste américain Garrick Ohlsson est un maître reconnu de ce genre—en atteste la réaction critique stupéfaite après ses enregistrements de Brahms, Granados et, bien sûr, Chopin—et ce nouvel album de Scriabine améliorera encore sa réputation. For all of his short adult life, Alexander Scriabin wrote—or planned to write—monumental works of great import, and in between these efforts he produced a steady torrent of miniatures, tiny concentrated droplets of this same expansive genius. Fascinatingly, the composer’s designation ‘poème’ is applied both to ground-breaking symphonic perorations and to the extended series of thirty-four little piano pieces, written over more than a decade and often grouped into little sets. Their inspirations are as varied as their titles—from black magic to cosmic aspiration—and they offer a key into their composer’s inner world. American pianist Garrick Ohlsson is an acknowledged master of the genre—astonished critical reaction to his recordings of Brahms, Granados and of course Chopin attest to this—and this new Scriabin recording will only enhance an admirable reputation.
|