 Bolet ne nous avait laissé de Beethoven que l’Andante favori. Longtemps je me suis demandé comment un pianiste aussi considérable avait pu ostraciser ainsi un compositeur qui avait ouvert si largement l’horizon du piano en le parant de nouvelles couleurs. La couleur, élément clef du clavier de Jorge Bolet. Erreur : si le disque l’en tint éloigné, Bolet joua assez régulièrement quelques sonates. Le 14 mai 1988, deux années et demi avant sa disparation, il offrait au public réuni dans le Rokokotheater du Château de Schwetzingen, une relecture surprenante de la Sonate Appassionata : les couleurs de son Baldwin créent des effets de paysage simplement incroyables. Et Bolet élargi les tempos pour tout faire chanter. La parenthèse centrale pianisimo du final, enveloppée par la una corda est magique, et la strette en surprendra plus d’un par son raptus. Il y a dans ce clavier pluridimensionnel, avec cette capacité à sans cesse ouvrir le son, une dimension épique qui nous ramène au grand geste de Furtwängler. Et le programme de ce concert est décidément plein de surprises : un envoutant Prélude et fugue op. 35 n°1 de Mendelssohn ouvre la soirée, chanté avec des luxes d’accents et une variété dans les arpèges que peu y ont mis. Tout aussi poétique dans sa réalisation, le Rondo Capricioso énonce son thème avec des nuances de cantatrice : on croirait le prélude à une aria de Weber. Peu importe ensuite si, voulant coller à sa légende de virtuose Lisztien, Bolet se risque aux grands déploiements des Réminiscences de Norma : doigts qui se croient infaillibles, mais que la fatigue guette parfois. Le pianiste le sait, et n’oublie jamais de colorer et de dire, transformant la paraphrase en poème. Il ne fera pas autrement pour l’Elegie de Godowsky, sculptant le clavier de sa main gauche. Suivent deux autres bis irrésistibles : La Jongleuse de Moskowsky babille, étude de style qui fait songer à Saint-Saens, et Le Salon, délicieuse valse pour véranda anglaise, décalquée de La plus que lente, que Godowsky jouait si souvent à la fin de ses récitals. La soirée se referme sur une pointe de nostalgie, mais on a toujours en tête le voyage de l’Appassionata (Discophilia, Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé) In hosting Jorge Bolet, the Schwetzingen SWR Festival concert series presented a pianist who was renowned as one of history’s great Liszt interpreters. However, the gentleman from Cuba’s success in interpreting Liszt goes beyond the purely technical virtuosity; his playing is imbued with a noble sense of design rather than pure pianist pyrotechnics. So Bolet opened this evening from Schwetzingen 1988 – two years before his death – with a rarely performed work : Mendelssohn‘s Prelude and Fugue Op. 35.1. In his reading of Liszt's “Norma reminiscences” – a piece mastered by only a few virtuosos – Bolet convincingly gives life to the opera’s characters using a purely instrumental voice. And that this super-virtuosic program includes pieces by Leopold Godowsky should come as no surprise; Godowsky was the young Bolet’s mentor in Philadelphia. Simply put, this CD offers an exceptional concert by a virtuoso, whose personal modesty made him the ideal servant of the music.
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